(ou bogue neuronal, en intelligence artificielle)
Alex, mon patron. Je ne sais pas si, dans les faits, c’est son vrai prénom. Ses parents l’ont peut-être affublé d’un Marcel ou d’un Robert qui n’est plus dans l’air du temps. Quand on dirige une boite de conseil en informatique, il vaut mieux un prénom qui claque, facile à mémoriser. Et puis le X, parait-il, c’est le symbole de l’excellence qui rappelle en permanence l’école d’ingénieurs dont il est issu.
2020 + « Alex » + conseil en informatique, autant dire que le quotidien n’est pas toujours simple, et c’est un euphémisme. Comme si notre vie dépendait de la vélocité des ordinateurs. Pourtant, la vitesse de l’électricité, pas plus que celle de la lumière, n’est amenée à augmenter. Alors, on prend d’autres biais. Il y a des ingénieurs qui conçoivent des puces et des systèmes de plus en plus rapides, mais nous, pauvres tâcherons de la modernité, on ressemble plus à des pommes de terre mal cuites dans un presse-purée. L’urgence prime le contenu. Et puis les bogues, c’est naturel dans les programmes. Personne n’est capable d’anticiper toutes les manœuvres d’un utilisateur, ou d’une utilisatrice, lors de son utilisation. La hot-line reçoit les appels des utilisateurs et s’empresse de passer la patate chaude au premier programmateur venu. « Et ça presse, purée ! » souligne ma collègue à l’accent méridional.
Hot-line. En français, chaude ligne ; de quoi éveiller les fantasmes, l’urgence. En mon for intérieur, dès que j’entends ce nom, c’est Tinder qui me vient à l’esprit. Sa disponibilité à toute heure du jour et probablement, de la nuit. Le cœur des informaticiens doit être bien froid pour qu’ils aient inventé ce moyen de chauffage dont on ne se demande pas longtemps quelles parties du corps il va viser. Et Alex, il fonctionne comme ça. On pourrait dire que c’est un opportuniste. Et il est très fort. Il perçoit les failles dans le comportement des individus ; je parle de faille, mais lui il a un talent pour détecter ce qu’il appelle les niches à business. Nom d’un chien ! A-t-il un flaire particulier ?
Quand je suis de bonne humeur et que j’arrive à rester imperméable à ces sottises auxquelles je participe à la pérennisation, je constate, très objectivement, qu’il ne fait que surfer sur la vague de Facebook. D’images banales, superficielles, vulgaires — tout ce qui concourt aux likes, sésames de la reconnaissance sociale, qui n’en est pas une, puisque c’est la somme d’images aux sens bien codés — il fait preuve d’ingéniosité pour pousser les cons, somme d’amateurs, dans des addictions de plus en plus ciblées. Et je dois surestimer son talent, car tout ceci est tellement prévisible et attristant.
D’ailleurs, cette semaine, il m’a vraiment mis la pression pour améliorer une application. Le principe en est simple : les photos de visages (ou d’autres parties de l’anatomie) défilent et selon qu’on les apprécie ou pas, on les fait glisser d’un côté ou de l’autre. Les personnes classées du bon côté sont alertées et peuvent répondre. Quand les opinions sont réciproques, ça match ! Alex veut que l’on améliore le tri préalable des photos pour les proposer d’une manière ciblée à chaque internaute. Il m’a demandé de créer un algorithme analysant le lien entre les photos bien notées et les mouvements de dilatation et de contraction des pupilles enregistrées par la webcam de l’internaute. Le système devra pouvoir qualifier le choix de l’internaute, mieux qu’en se limitant aux likes. J’ai décidé de l’appeler le trombinaire. Dans sa rigueur scientifique, Alex fera intervenir un psychologue pour peaufiner l’outil.
J’ai cru m’arracher les yeux pour satisfaire les exigences d’Alex même si j’étais sûr que mes pupilles n’étaient pas encore observées… Après une telle semaine, vendredi, 17 heures, vanné : bien que beau (ou formaté) et jeune (homme, on le reste plus longtemps), pas moins fragile, pas moins humain.
On vent de la salade ? On finit par en manger. On line. À force de tourner en rond dans les algorithmes et les équations à x inconnues, il devient effectivement tentant de trouver une belle inconnue, qui n’a pas peur du X (pas celui de l’excellence, l’autre…), grâce à quelques photos et des clics pertinents. À peine rentré chez moi, mon ordinateur avait déjà démarré. Il est programmé comme le chauffage. Il sait quand je vais arriver, il anticipe. Une bonne douche malgré tout pour retrouver la sensation de mon corps, le réveiller, penser qu’il est encore désirable.
Le départ de ma dernière copine m’a laissé sur ma faim et j’ai dû me remettre sur le marché. Pouvoir bénéficier de la technologie à la création de laquelle on contribue, c’est un juste retour. Tout est gratuit, même le sexe. Ou presque. Merci Alex. C’est comme ça que je me connecte avec Tina un quart d’heure plus tard. Le genre de fille que tu aimes montrer à tes potes ; j’ai déjà sa photo, ce n’est pas si mal. De toute façon je n’ai pas envie d’aller bien loin avec quiconque aujourd’hui ; tomber amoureux, je verrai plus tard. Tina n’est peut-être pas son vrai prénom, mais peu importe, j’ai déjà l’habitude avec Alex. Et l’on ne se demande pas sa carte d’identité. Après une brève rencontre au café au bas de l’immeuble, le temps de vérifier que les photos étaient assez fidèles, on file dans mon appartement — le meilleur moment, c’est quand on monte l’escalier, je confirme. Dans ma chambre, elle ôte ses vêtements, sa culotte, son sous-tiff et mon corps en manifeste un émoi irrépressible… Étendus sur mon lit. Mon regard ne peut se détacher d’un tatouage finement dessiné sur son cœur. Elle voit que je fronce les sourcils « C’est le nom de mon ex, je dois le faire enlever ». Avant même qu’elle perçoive qu’une panne vient brutalement de me désarçonner : « C’est aussi celui de mon boss, ça ne va pas le faire… »
© 2020 Philippe Berlioz